Notre travail s’envisage comme l’esquisse d’une problématique qui a émergé dans l’exercice de notre activité professionnelle. Cette activité consiste, en partie, en l’accompagnement d’étudiants et de professionnels engagés dans une reprise de leurs études.
L’esquisse de notre problématique n’est en aucun cas une démonstration aboutie. Notre posture est celle d’un praticien-chercheur qui cherche à comprendre pour mieux ajuster ses manières d’agir et/ou d’intervenir. « Le « praticien-chercheur » est un professionnel et un chercheur qui mène sa recherche sur son terrain professionnel, ou sur un terrain proche, dans un monde professionnel présentant des similitudes ou des liens avec son environnement ou son domaine d’activité » [1].
Dans notre domaine d’activité, nous avons ainsi été questionnée par le fait que :
- des personnes nous demandaient de les accompagner pour interroger « leur projet », ne sachant que faire des savoirs qu’elles avaient emmagasinés en master 1 ou 2, des compétences qu’elles avaient développées ni ne sachant en quoi ils pouvaient leur être utiles ;
- d’autres bloquaient et se trouvaient dans l’incapacité de finaliser leur travail ;
- d’autres encore se sentaient peu légitimes à développer le projet qu’elles ambitionnaient.
La question que nous nous posions alors : pourquoi se retrouvaient-elles dans ce type de situation ? Cela nous a d’autant plus intriguée que nous avons rencontré de manière récurrente ce type de comportement depuis que nous avons été responsable de formation à compter de 2013. Nous nous sommes donc enfin attelée à l’interroger.
Notre hypothèse : les citoyens, quel que soit leur âge, dans un contexte sociétal et environnemental en pleine mutation, sont contraints à de nombreuses transitions professionnelles afin de pouvoir rester employables et de trouver des emplois gratifiants. Les parcours de formation qu’ils empruntent pour donner corps à ces transitions les conduisent à revisiter leurs façons de penser, leurs pratiques, leurs croyances et leurs représentations, en un mot à se resocialiser professionnellement.
Leurs habitus, source de déterminismes, peuvent affaiblir leurs possibilités de trouver sens à leurs ambitions professionnelles. Considérés de surcroît comme seuls auteurs de leur projet, ils en assument l’entière responsabilité en cas échec comme de réussite. La pression qui repose sur leurs épaules n’en est que plus forte. Leur confiance en eux-mêmes et leur estime d’eux-mêmes sont soumises à rude épreuve.
L’accompagnement, en les engageant à effectuer un détour vers eux-mêmes et par eux-mêmes, leur permet de trouver de la cohérence là où règne de l’incohérence durant un temps parfois trop long pour eux, afin de poursuivre leur route et, possiblement, de concrétiser leur projet voire de le revisiter.
[1] Catherine De Lavergne/ La posture du praticien-chercheur : un analyseur de l’évolution de la recherche qualitative / in RECHERCHES QUALITATIVES – Hors-Série – numéro 3- Actes du colloque BILAN ET PROSPECTIVES DE LA RECHERCHE QUALITATIVE – 2007
Démarches et matériaux mobilisés
En vue d’étudier les problématiques liées à notre questionnement et proposer des réponses possibles, nous avons opté pour une approche écologique du développement humain privilégiant la pensée complexe, l’approche systémique et un ancrage pluridisciplinaire. Toutes les sciences devant être reliées, chacune questionnant d’une manière ou d’une autre l’humain et ce dernier ne pouvant être dissocié du contexte géographique, politique, économique, social et culturel au sein duquel il évolue (Morin, 2016).
L’avantage à nos yeux que recouvre la pensée complexe est qu’elle refuse la disjonction des éléments et tente de comprendre les relations qui ont cours entre eux. Postulant le caractère multidimensionnel de la connaissance (Morin, 1999), elle renvoie à l’approche systémique qui considère que la connaissance des parties est reliée à la connaissance du tout.
L’écologie du développement humain, développée par Urie Bronfenbrenner[1], considère pour sa part, que le développement d’un individu est le résultat des interactions continuelles et réciproques entre quatre systèmes : les macro, exo, méso et microsystèmes, dont l’individu, lui-même en tant que microsystème.
Le macrosystème métaphorise la toile de fond qui influence l’ensemble des systèmes ; à savoir les normes, les représentations sociales, les idéologies qui guident les comportements individuels, collectifs et institutionnels.
Le microsystème caractérise « un modèle d’activités, de rôles et de relations interpersonnelles expérimenté par un sujet au cours de son évolution, dans un milieu donné ayant des caractéristiques physiques et matérielles spécifiques »[2]. Chaque sujet, en tant que microsystème, est dès lors doté de dispositions singulières pouvant être qualifiées d’habitus selon Bourdieu.
Le mésosystème représente, de son côté, un groupe de microsystèmes qui se trouvent en interrelation par le biais d’échanges. Ces systèmes ont une influence directe sur l’individu, ils se différencient selon la position qu’y occupe l’individu, son degré de participation et d’implication (Hage et Reynaud, 2014).
Enfin, l’exosystème regroupe les microsystèmes qui ont une influence sur le développement d’un individu, sans que ceux-ci aient une influence directe. Il en va ainsi des grandes institutions existantes au sein d’une société.
Ces quatre systèmes ont été complétés par deux autres systèmes dénommés pour l’un, ontosystème (soit l’individu perçu comme un système en tant que tel), pour l’autre, chronosystème (soit le déroulement temporel des cinq systèmes).
Nous n’omettons pas cependant que tout individu évolue dans un contexte matériel local et tout à la fois global, éléments matériels qui impactent à leur tour le développement de tout individu.
Les grilles de lecture que nous proposent l’écologie du développement humain, la pensée complexe et l’approche systémique nous encouragent à ne jamais omettre que :
- tout individu dispose d’une histoire personnelle, d’une histoire de groupe (celle de son groupe d’appartenance) les deux interagissant avec l’histoire de la société dans laquelle il évolue, le dotant d’un habitus singulier et engageant des processus de socialisations spécifiques. L’entrecroisement de ces histoires conditionne ses affects, son rapport au savoir, à l’acte d’apprendre et aux transmetteurs du savoir,
- l’acte d’apprendre ne peut ainsi être appréhendé comme relevant de la seule responsabilité de l’apprenant, celui-ci étant pris dans un jeu de multiples systèmes dont les pouvoirs d’influence varient en fonction des positions qu’ils occupent dans l’échelle des systèmes,
- les innovations technologiques, les découvertes scientifiques en matière de neurosciences et de sciences sociales impactent à leur tour les manières d’apprendre.
Notre choix considérait, de surcroît, à l’instar de Michel Fabre[3], que tout processus de formation est un processus de transformation qui implique une personne dans « toutes ses dimensions cognitives, affectives et sociales. » Que, par ailleurs, cette personne « possède une double entrée : une entrée bio-physique et une entrée psycho-socio-culturelle, les deux entrées se renvoyant l’une à l’autre (Morin, 1999) »[4]. Que chacune dispose en outre de capitaux culturels et sociaux singuliers pour conduire les changements engagés en se sentant légitime de le faire.
El Hage et Reynaud suggèrent, quant à eux, que « le sujet-apprenant est instable avec ses motifs, ses espoirs, ses craintes et ses indisponibilités exprimés et secrets, conscients ou inconscients, extravagants, étranges, nobles ou ambitieux… ». Ils estiment également que « l’acte d’apprendre ne peut être appréhendé comme relevant de la seule responsabilité de l’apprenant » mais qu’« il y a lieu de prendre en compte les divers systèmes qui interviennent dans l’acte d’apprendre et d’étudier ce qu’il y a lieu de développer au niveau de l’apprenant pour renforcer ses chances de réussite ».[5] Il s’agit pour ces auteurs de « passer du paradigme d’enseigner à celui d’« éduquer à ».
De surcroît, pour Michel Fabre, tout processus de formation équivaut à un processus éducatif qui est tout à la fois global et difficile parce qu’au cours de celui-ci tout apprenant est conduit à de profonds changement. Aussi, selon Barth (1993), « deux conditions au moins doivent être assurées pour qu’un apprentissage puisse avoir lieu : la liberté intellectuelle et la sécurité affective »[6].
Notre expérience professionnelle nous amène à penser qu’un dispositif d’accompagnement individuel serait à même de permettre à ceux qui n’ont les bons capitaux de s’affranchir de leurs dispositions et de leurs déterminismes. Parce que l’accompagnement, tel que défini par Maela Paul (2021), vise à engager les personnes accompagnées à problématiser leur situation et par ce biais à se problématiser elles-mêmes en tant que sujet existentiel, c’est-à-dire en tant que sujet éthique et politique. Espace interpersonnel privilégié, l’accompagnement ne cherche pas à leur imposer de but ni d’itinéraire, mais il les autorise à se soustraire au regard des autres pour se dire en vue de s’émanciper (Paul, 2012). Espace dialogique, il soutient leur recherche de sens, facilite les questionnements, le partage de l’intelligibilité des situations et des concepts, autorise l’énonciation de leur projet et son développement.
Pour mettre à l’épreuve de nos réflexions théoriques notre pratique professionnelle, nous avons réalisé six entretiens semi-directifs avec six personnes que nous avons accompagnées. Leurs profils différaient, mais toutes avaient engagé ou finalisé un niveau de formation de Master 1 ou 2. Pour comprendre ce qui les avait amenées à ressentir le besoin de se faire accompagner pour engager leur formation, la mener à bien, la poursuivre ou donner sens à leur projet professionnel, nous avons tenté de saisir ce qu’elles recherchaient ou cherchaient au travers de cet accompagnement et ce qu’il leur avait permis.
Nous avons ainsi interviewé Sophie étudiante en M1, Fabien cadre intermédiaire engagé dans un parcours VAE pour accroître sa légitimité professionnelle, Laurène qui souhaitait finaliser une formation de cadre intermédiaire de l’action sociale, Norbert et Bérangère étudiants en M2 engagés dans un parcours de transition professionnelle et de Coline qui a récemment obtenu son M2.
Nous présenterons :
- les réflexions que notre analyse écologique du développement humain nous a permis de dégager,
- et, en second lieu, celles qui ont émanées des entretiens que nous avons menés.
[1] Travaux présentés dans les articles de Absil G. (APES-ULg), Vandoorne C. (APES-ULg), Demarteau M. (PhD Santé Publique, Observatoire de la Santé du Hainaut) – Bronfenbrenner, l’écologie du développement humain. Réflexion et action pour la Promotion de la santé et de El Hage Fadi and Reynaud Christian, « L’approche écologique dans les théories de l’apprentissage : une perspective de recherche concernant le « sujet-apprenant » », Éducation et socialisation
[2] El Hage Fadi and Reynaud Christian, « L’approche écologique dans les théories de l’apprentissage : une perspective de recherche concernant le « sujet-apprenant » », Éducation et socialisation [Online], 36 | 2014, Online since 01 September 2014, connection on 18 September 2020. URL: http://journals.openedition.org/edso/1048 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.1048
[3] Fabre, Michel (2007), Former, c’est transformer, Contre-Pied, 20, 15-17.
[4] El Hage Fadi and Reynaud Christian, « L’approche écologique dans les théories de l’apprentissage : une perspective de recherche concernant le « sujet-apprenant » », Éducation et socialisation
[5] El Hage Fadi and Reynaud Christian, « L’approche écologique dans les théories de l’apprentissage : une perspective de recherche concernant le « sujet-apprenant » », Éducation et socialisation
[6] El Hage Fadi and Reynaud Christian, « L’approche écologique dans les théories de l’apprentissage : une perspective de recherche concernant le « sujet-apprenant » », Éducation et socialisation
Analyse écologique du développement humain comme référence
Notre macrosystème et notre exosystème sont confrontés à des transformations multiples et variées. La montée en puissance des technologies et la diversification des modes de communication ont bouleversé notre rapport au temps, aux autres et à l’accès à la connaissance ces dernières décennies. Le marché du travail n’a de cesse de se réinventer, engageant la disparition de nombreux métiers et l’émergence de nouvelles activités. Pour Christian de Montlibert (2011), tout salarié « devient le principal responsable de son « employabilité » et doit endosser le rôle d’entrepreneur de sa propre carrière [1]». Assumant désormais les rôles d’auteur et d’acteur principal de leur vie professionnelle (Carré, 2017), la réussite recouvre de nouveaux enjeux.
Selon Castel (1995), le modèle social assistanciel français s’efface peu à peu, l’État-providence laisse la place à l’Etat Service selon Pierre Rosanvallon (Paul, 2016, 2019). Les citoyens, quel que soit leur âge, sont ainsi engager à rendre compte de leur constante adaptabilité (Maillot, 2013). La nouvelle norme sociale édicte qu’il faut être autonome et responsable de soi (Paul, 2021). « L’apologie du risque et de la mobilité a supplanté, dès les années 1990, la valorisation des carrières sécurisées qui était de mise dans les années 1960 ».
Par ailleurs, les activités humaines impactent désormais, de manière irréversible, notre environnement. Nous sommes entrés dans l’ère de l’anthropocène puisque nous avons acquis la capacité technique à le modifier. Pour Bruno Latour (2007/2021), cette nouvelle ère marque la prise en compte de la finitude du monde et la prise de conscience d’un destin commun.
Une pandémie, dont les conséquences sociales et économiques sont encore difficiles à appréhender, nous oblige encore plus fortement à reconsidérer nos emplois, nos engagements et nos perspectives, faisant monter en puissance un climat d’incertitude.
Dans ce contexte, la promotion de l’« éducation et de la formation tout au long de la vie » (EFTLV), a été placée au rang d’orientation primordiale en vue de réaliser deux « stratégies » :
- la « stratégie européenne de l’emploi » élaborée lors du sommet de Luxembourg en novembre 1997,
- la construction de « la société de la connaissance » actée par la stratégie de Lisbonne développée en 2000 (Verdier, 2008).
L’éducation permanente s’envisage comme le ferment d’un « nouvel humanisme » (Faure, 1972 – in Verdier, 2008). En France, deux lois déclinent ces orientations :
- la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, l’emploi et à la démocratie sociale, qui cherche à développer l’envie de se former chez tout citoyen et à l’inciter à devenir acteur de son parcours professionnel.
- La loi du 5 septembre 2018, dénommée « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » qui poursuit la responsabilisation des salariés et renforce leur positionnement au cœur de leur parcours d’apprentissage (quel que soit le lieu où la formation est dispensée).
Les changements de paradigmes holistiques sont conséquents et impactent nos microsystèmes (au niveau méso tout comme au niveau de l’ontosystème).
En vertu de ces changements, les citoyens sont forcés à réexaminer leurs acquis et leurs valeurs, à développer des stratégies d’adaptation à même de gérer les ruptures et de réinventer les continuités. Ils se voient conduits à révéler ce dont ils sont capables et d’une certaine manière ce dont ils sont faits (Boltanski & Chiapello, 1999, in Perez-Roux, 2016). Les transitions induites par un marché de l’emploi instable sont néanmoins de potentielles situations à risque, risque « de ne pouvoir – provisoirement ou durablement – se reprendre soi-même dans le mouvement d’un devenir » (Mailliot, 2013) et tomber. D’autant que d’une part, les parcours se déploient dans des espaces dont la structuration collective contribue à façonner les possibles et les latitudes de choix individuels (Zimmermann 2011 in Santelli, 2019), et que, d’autre part, chaque individu dispose de ressources singulières en raison de son histoire, de ses prédispositions physiques et psychiques, des capitaux culturel, social, économique et symbolique dont il dispose.
Bourdieu regroupe ces dispositions sous le concept d’habitus. Reflétant les dispositions acquises par les individus par le biais de l’habitude, l’habitus est enraciné au plus profond des inconscients individuels et collectifs et orientent les choix de vie et les manières d’être au monde des citoyens. Résultat de l’incorporation d’un certain nombre de manières de voir, de sentir, de penser et d’agir catégorisées, il est tout à la fois le fruit de l’intériorisation et de l’incorporation des représentations véhiculées par les différents systèmes dans lesquels ils évoluent. Il caractérise et oriente leur sociabilité, leur développement cognitif et affectif, leur équilibre physique, psychique et émotionnel, la fonction sociale pour laquelle ils opteront et leur carrière professionnelle. Résultat de la division du travail à l’œuvre au sein de la classe sociale à laquelle ils appartiennent (Bourdieu, 1999), il leur confère les moyens d’un « être – agir » spontané mais orienté.
L’entrée dans un nouveau parcours de formation questionne d’emblée le processus de socialisation professionnelle réalisé initialement par l’étudiant. Un tel processus est défini par Guy Rocher comme un processus « par lequel la personne humaine apprend et intériorise … les éléments socio-culturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité, sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs, et par là s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre »[2]. Mais l’entrée en formation obligera également l’étudiant à questionner ses appartenances sociales, voire à les remettre en cause.
Selon Bourdieu et Wacquant (1992 in Hilgers 2006), « seuls les individus qui ont les moyens de se déterminer à travers la connaissance des mécanismes objectifs peuvent s’en servir pour prendre leurs distances par rapport à leurs dispositions »[3]et les dépasser. La position sociale qu’ils occupent laisse présager des latitudes dont ils disposent pour composer avec ces dispositions et engager leur nouveau processus de socialisation.
[1] de Montlibert Ch., L’institutionnalisation de la formation continue vingt ans après – Regards Sociologiques, n°41-42, 2011, pp. 171-174
[2] Rocher, Guy, Introduction à la sociologie générale, Paris, Seuil, 1970
[3]Mathieu Hilgers, Liberté et habitus chez Pierre Bourdieu, EspacesTemps.net, Travaux, 25.07.2006 -https://www.espacestemps.net/articles/liberte-habitus-bourdieu/
Les éléments révélés par l’enquête
Les entretiens, que nous avons menés, laissent apparaître que la démarche d’accompagnement qui a été proposée aux étudiants a représenté pour eux un véritable un espace où ils ont pu se soucier d’eux-mêmes et s’autoriser à se questionner.
Un tel dispositif développé en concertation avec l’étudiant à partir des besoins qu’il a identifiés et des objectifs qu’il énonce lui permet plus fortement de tisser parcours de formation et parcours de vie personnel et professionnel, où comme le dit de Gaulejac de conjuguer le sujet psychique avec le sujet social. Et ce d’autant que « les parcours professionnels sont à comprendre à l’intersection de plusieurs trajectoires (professionnelles, familiales, amicales et de loisirs)[1]». Ils se mènent en parallèle ou s’interpénètrent (Denave,2017). Il est donc « difficile de comprendre le parcours d’un acteur sans l’inscrire dans les réseaux d’interdépendance dans lesquels il prend place [2]».
Les outils mis à leur disposition ambitionnaient ainsi de leur permettre de prendre leurs distances par rapport à leurs dispositions initiales :
- en identifiant leurs capabilités,
- en questionnant les enjeux des transitions qu’ils souhaitaient conduire à cours, moyen et long terme,
- en conscientisant les contraintes auxquelles ils.elles seront être amenés.ées à se confronter et en les objectivant,
Le but était qu’ils.elles puissent effectuer les compromis internes et les négociations externes indispensables à la construction de l’identité sociale à laquelle ils.elles aspiraient.
Des entretiens menés, il ressort que l’accompagnement :
- les a autorisés à interroger leurs capabilités et a soutenu leur projet professionnel,
- leur a permis d’effectuer un détour « vers et par soi » et de reprendre confiance,
- leur a assuré reconnaissance sociale et légitimité,
- leur a permis de devenir pleinement Sujet.
Nous présenterons ces quatre points, en les étayant avec les observations développées par cinq des étudiants.es interviewés.ées.
Dans un premier point, nous évoquerons que l’accompagnement a représenté pour eux un espace où ils ont pu déposer leurs questionnements, surmonter les difficultés qui y sont associées, interroger leurs capabilités.
Autorisant à interroger leur parcours biographique et d’une certaine manière leur histoire future par leur histoire passée, leurs prédispositions au regard de celles qu’ils ambitionnent acquérir, ils ont pu objectiver leur propre condition et questionner leurs capabilités.
La capabilité exprime selon Amartya Sen les différentes combinaisons possibles de « modes de fonctionnement » (functionings) dont disposent un individu étant donné les biens qu’il possède (Monnet, 2007). Les modes de fonctionnement représentent ce qu’un individu peut réaliser étant donné les biens qu’il possède (se nourrir suffisamment, se déplacer sans entraves, savoir lire et écrire, etc.). Ils décrivent son état.
« Une capabilité est donc un vecteur de modes de fonctionnement exprimant la liberté, pour un individu, de choisir entre différentes conditions de vie » [3]. En un mot, elle rend compte du pouvoir d’agir des individus (selon Fernagu-Oudet, 2017).
Pour Norbert, un tel espace permet de « défaire pour refaire différemment », « de structurer les nouvelles compétences qu’on est en train d’acquérir ». Quant à Laurène, l’accompagnement l’a autorisée à prendre la mesure de ce dont elle était capable. Elle a pu croiser et mettre des passerelles entre théorie et pratique pour pouvoir mieux comprendre les attendus. Pour elle, c’était « autre chose que euh ce qui avait été fait de façon très euh universitaire – à l’école ». Au cours du parcours d’accompagnement, elle a interrogé les savoirs, savoir expérientiels et savoirs comportementaux qu’elle avait développés tout au long de son parcours de vie, les a croisés avec ceux développés au cours de son parcours de formation afin de déterminer en quoi ces derniers pouvaient lui être utiles dans sa vie professionnelle et personnelle. Effectuant un aller-retour constant entre le psychologique et le social, entre l’affect et l’intellect, entre personnel et le professionnel, elle a pu mesurer l’utilité de l’ensemble de ces savoirs pour donner corps à son projet professionnel puis lui donner vie. Elle a clos et soutenu son mémoire puis a ouvert dans la foulée un lieu de vie pour personnes fragiles.
Dans un second point, nous présenterons l’accompagnement perçu comme un espace où il leur a été possible d’effectuer un détour vers soi et reprendre confiance
Prendre le temps de réfléchir sur son parcours et ses enjeux, en un mot effectuer un détour vers et par soi les a conduits à investiguer leurs motivations. Une telle démarche confère à une herméneutique du soi selon Ricoeur. Il s’agit ainsi, grâce à un détour vers et par soi, de rester soi-même tout en devenant un autre soi-même, de s’observer pour devenir cet autre, en attestant de soi.
Sophie envisage l’espace que lui proposait l’accompagnement comme une « bulle où l’on pouvait être soi-même sans avoir peur des gens, des autres ».
Une telle attestation de soi procure confiance. « Tour à tour confiance dans le pouvoir de dire, dans le pouvoir de faire, dans le pouvoir de se reconnaitre personnage de récit, dans le pouvoir enfin de répondre à l’accusation par l’accusatif : me voici !» (Ricoeur, 1990).
Fabien considère ainsi que la démarche d’accompagnement lui a permis de s’autoriser à penser à soi, de se recentrer, d’arrêter de partir dans tous les sens. En un mot, elle l’a engagé à questionner son pouvoir d’agir et a sollicité sa capacité à être affecté par ce qui lui était proposé. Yves Clot en se référant à Spinoza estime que « l’effort pour développer le pouvoir d’agir n’est pas séparable d’un effort pour porter au maximum le « pouvoir d’être affecté » : pour développer son pouvoir d’agir « au dehors », il faut être capable d’être affecté « au dedans », pour que « l’âme soit apte à comprendre plusieurs choses à la fois»[4]. En pouvant enfin articuler la formation initiale de psychologue qui était la sienne et son statut professionnel actuel (chef de service), son nouveau projet est devenu évident à ses yeux. Il dit que l’accompagnement lui a donné les moyens de porter son projet. D’en porter les différentes étapes.
Dans un troisième temps, nous traiterons de l’accompagnement perçu comme un espace qui assure reconnaissance sociale et légitimité
Contribuant à la reconnaissance de leur singularité tout autant qu’à celles de leurs compétences au regard de leurs ambitions, il les autorise à renforcer leur position de sujet disposant de besoins concrets et personnels, renforçant par la même leur motivation.
Axel Honneth, dans ses travaux autour de la lutte pour la reconnaissance sociale (1992), énonce que tout individu a besoin, pour se sentir reconnu, de trois formes de reconnaissance :
- reconnaissance de sa qualité de sujet disposant de besoins singuliers et concrets, de compétences particulières,
- reconnaissance de ses droits,
- reconnaissance de sa qualité de sujet rattaché à un groupe social.
Coline confirme le besoin d’être reconnu dans sa singularité, en tant que sujet rattaché à un groupe social, disposant de droits. Elle énonce que « des fois, à la fac, on a l’impression d’être dans la masse et les profs n’ont pas forcément le temps pour nous tout le temps, donc je pense que c’est bien de savoir qu’il y a une personne qui est investie pour nous. »
Laurène de son côté estime que « l’accompagné. ée doit se sentir considéré.ée en tant qu’individu particulier, singulier ». « Il/elle n’est pas un dossier ou juste un contenu de formation ».
Cette reconnaissance impacte notablement la motivation de tout apprenant d’autant qu’il est partagé entre l’envie de réussir et la crainte de trahir son appartenance passée. Pour être et rester motivé il est donc indispensable que lui soit donnée les moyens de s’autodéterminer au sein du groupe auquel il souhaite s’affilier.
Dans le quatrième point, nous parlerons de l’accompagnement perçu comme un espace pour devenir pleinement Sujet
Hilgers se référant aux travaux de Bourdieu autour de la notion d’habitus, dit que « les agents deviennent pleinement des Sujets lorsque, par la médiation d’un travail réflexif, ils identifient et entament un travail de relatif contrôle de leur disposition ».[5]
Néanmoins, l’individu ne peut trouver son indépendance en échappant à sa condition. Il lui faut se construire à partir d’elle. Pour la dépasser, il lui faudra l’accepter. La raison en est que tout individu est assujetti à son histoire, que c’est dans cet assujettissement même qu’il trouvera la matière qui va lui donner les moyens de se constituer en sujet selon De Gaulejac (2009). Pour ce dernier, « les possibilités pour un individu de se transformer malgré l’ensemble des déterminations qui pèsent sur lui, sont l’effet du travail que le sujet effectue sur lui-même et sur son environnement en réponse aux contradictions auxquelles il est confronté. » (De Gaulejac, 2008, p.11).
Sophie donne à voir que l’accompagnement lui a permis d’effectuer ce travail sur elle-même pour se transformer et s’éloigner de ses déterminismes. Elle dit ainsi que l’accompagnement « permet d’apprendre sur soi et … permet de se remettre en question … de changer les choses qu’on veut changer chez soi. ». Elle dit que « c’est comme si en fait finalement nous on changeait. Au début, ben c’était notre groupe de pairs, nos parents, etc. qui du coup nous ont donné, nous ont transmis ce qui, selon eux, était bon ou mauvais de ce qu’on devait faire. Et, …. c’est comme si on avait le droit, cette fois-ci, de remettre en question… ce que les parents avaient initialement instauré comme normes. » Pour elle, l’accompagnement permet de « changer les habitudes » qui détruisaient dans (son) cas sa confiance en elle et de « créer de nouvelles habitudes qui peuvent entretenir cette confiance en soi. »
[1]DENAVE Sophie, « Comprendre les bifurcations dans les parcours professionnels », Vie sociale, 2017/2 (n° 18), p. 109-125. DOI : 10.3917/vsoc.172.0109. URL : https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2017-2-page-109.htm
[2] DENAVE Sophie, « Comprendre les bifurcations dans les parcours professionnels », Vie sociale, 2017/2 (n° 18), p. 109-125. DOI : 10.3917/vsoc.172.0109. URL : https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2017-2-page-109.htm
[3] Éric Monnet, « La théorie des « capabilités » d’Amartya Sen face au problème du relativisme », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 18 avril 2008, consulté le 25 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/traces/211 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.211
[4] Yves Clot : Vygotski et le pouvoir d’être affecté : « un petit pas de plus… » – http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/pages/2008/genvygoski_clot.aspx
[5] Mathieu Hilgers, « Liberté et habitus chez Pierre Bourdieu.», EspacesTemps.net, Travaux, 25.07.2006 https://www.espacestemps.net/articles/liberte-habitus-bourdieu/ – p11
Pour conclure, nous dirons qu’un dispositif d’accompagnement individualisé s’envisage comme outil de renforcement de l’ontosystème qu’est le sujet apprenant lui laissant entrevoir de nouveaux possibles.
A l’ère de l’hypermodernité dans un contexte climatique incertain, de crise sanitaire conséquente, les individus sont ballotés comme des bouchons dans une société qui s’entrevoit de plus en plus liquide selon De Gaulejac (2009). Les ressources et les cadres sociaux à partir desquels ils peuvent produire leur vie sont inconstants (Widmer, E paraphrasant De Gaulejac). Dans de telles sociétés, on réclame d’eux qu’ils affirment leur autonomie, développe leur mobilité et leur flexibilité, qu’ils produisent le sens de leur existence (De Gaulejac, 2009). Aussi, dissocier le social de l’individu, le psychologique de la transmission de savoirs apparaît malvenu parce qu’ils se nourrissent constamment les uns des autres et sont dès lors indissociables.
Pour chacun des étudiants avec lesquels nous avons travaillé, il s’agissait bien de se construire hors du désir des autres et de leurs déterminismes. Dans l’accompagnement qu’ils souhaitaient avoir, ils cherchaient à obtenir l’autorisation :
- de se construire en dehors de ce désir et des déterminismes dont ils n’avaient conscience,
- de questionner leur trajectoire et leur projet à l’aune de leurs ressources personnelles et de leurs compétences.
Bérangère évoque les choses ainsi « dans mon parcours effectivement, c’est s’autoriser à s’autoriser …Dans l’accompagnement, je cherchais cette validation… Je pense qu’il y avait une recherche de validation mais qui du coup est peut-être reliée aussi à mon parcours… à mon parcours de vie quoi. »
Tous estiment que l’accompagnement est indissociable de la formation, qu’il devrait débuter en début de formation, se décliner sur le temps long de celle-ci, en individuel et/ou en collectif. Néanmoins, il n’apparaît pas indispensable à tous les étudiants ces derniers n’ayant pas les mêmes besoins, en raison de leur parcours, de leur personnalité, de leurs capitaux symbolique/culturel/économique/social, de leurs capabilités.
Nos questionnements théoriques laissent par ailleurs entrevoir :
- qu’il n’est pas souhaitable dans un parcours de formation de faire l’impasse sur l’histoire du sujet-apprenant. Comme l’évoque Hage et Reynaud (2014) le sujet-apprenant a « une histoire qui interagit avec tout ce qu’il apprend et conditionne son rapport au savoir »[1].
- qu’il ne suffit pas de savoir ce que l’on veut faire à un temps T pour rester motivéau cours de son parcours de formation « il faut également s’estimer capable » comme l’évoque Bandura [2] et se sentir en avoir le droit. Mais il faut également avoir la possibilité de s’autodéterminer au sein du nouveau groupe social pour lequel l’on se prédestine. Pour Deci & Ryan (2008) les fondements de la motivation ne sont ancrés qu’en partie dans le sentiment de compétence, l’autodétermination et l’affiliation sociale lui sont intrinsèquement associées,
- qu’il est utile de faire usage du concept de parcours pour évoquer l’épopée biographique d’un étudiant parce que celui-ci vise « à faire tenir ensemble les niveaux microsociologique et macro sociologique, à penser de manière conjointe le caractère à la fois individuel et social des existences humaines » (Caradec et al.,2012).
Notre expérience professionnelle nous conduit, quant à elle, à penser qu’un dispositif d’accompagnement individualisé en plus d’un dispositif collectif, en renforçant la confiance qu’ont en eux-mêmes les sujets-apprenants qui tentent d’effectuer un pas de côté avec leur histoire professionnelle passée, en leur permettant de trouver un nouveau groupe d’appartenance soutenant, pourrait contribuer à la transcendance de leurs dispositions, quels que soient les capitaux et les ressources personnelles dont ils disposent.
Un tel dispositif vise à leur donner la possibilité de conscientiser les choix qu’ils ont à opérer pour que leur formation leur permette de voir aboutir leur projet professionnel. Parce que, comme l’évoque Annie Ernaux, il y a à assumer et à dépasser une déchirure culturelle. Elle contribue à donner corps et sens à une logique de non-reproduction. Une telle logique « ne présuppose ni la négation des déterminismes ni la réintroduction subreptice d’un libre-arbitre. Elle n’est pas une autocréation du moi, mais une co-production sociale du milieu d’origine et du milieu d’évolution, en tant qu’elle n’advient qu’avec ou contre eux. Elle implique qu’un individu, en transit entre deux classes, se fraie un passage, qu’il traverse et qui le traversent. Elle met ainsi en jeu une interaction et ne saurait se réduire au parcours solitaire d’un homme volontaire »[3].
Les travaux de Henri Desroches traitant de l’acte d’entreprendre à apprendre et de l’autobiographie raisonnée, ceux d’Urie Bronfenbrenner de la notion d’écologie du développement humain, ceux de De Gaulejac de la clinique du sujet, ceux de Chantal Jacquet de la notion de transclasse, l’ouvrage autobiographique de Didier Eribon dénommé Retour à Reims évoquant sa position de transfuge de classe et les romans autobiographiques d’Annie Ernaux développant à son tour cette position (entre autres) me laissent ainsi à penser que malgré leurs appartenances un certain nombre de sujets ont la capacité d’affronter l’adversité pour la transcender. La puissance des rencontres, les affiliations qu’elles suggèrent, l’autodétermination et le sentiment d’être capable car reconnu tel qu’elles autorisent, peut engager un parcours de non-reproduction. Un dispositif d’accompagnement individualisé suggère de telles rencontres et peut être envisagé comme un espace où se crée, se développe et s’entretiennent de nouvelles appartenances susceptibles de soutenir un processus de resocialisation professionnelle, tout en assurant la sécurité affective.
[1] El Hage Fadi and Christian Reynaud, « L’approche écologique dans les théories de l’apprentissage : une perspective de recherche concernant le « sujet-apprenant » », Éducation et socialisation [Online], 36 | 2014, Online since 01 September 2014, connection on 29 February 2020. URL: http://journals.openedition.org/edso/1048 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.1048
[2] Fenouillet Fabien, « D’où vient la motivation ? », dans : Martine Fournier éd., Éduquer et Former. Connaissances et débats en Éducation et Formation. Auxerre, Éditions Sciences Humaines, « Synthèse », 2016, p. 142-151. DOI : 10.3917/sh.fourn.2016.01.0142. URL : https://www.cairn.info/eduquer-et-former–9782361063580-page-142.htm
[3] Jacquet Ch., Les transclasses ou la non-reproduction, 2014/2021, Mayenne, PUF, 237p, p 219.
Bibliographie
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Chapitres dans ouvrages
- Fenouillet F., « D’où vient la motivation ? », dans : Martine Fournier éd., Éduquer et Former. Connaissances et débats en Éducation et Formation. Auxerre, Éditions Sciences Humaines, « Synthèse », 2016, p. 142-151. DOI: 10.3917/sh.fourn.2016.01.0142. URL: https://www.cairn.info/eduquer-et-former–9782361063580-page-142.htm
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- https://www.cnrtl.fr/definition/anthropologie
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